Survol sur les débuts de la construction navale de plaisance à voile

Le 05/11/2024 1

Dans cet article, Patrick Vuillefroy retrace l'histoire de l'architecture des voiliers à partir des débuts de la plaisance à la voile au Royaume-Uni dans les années 1810. Il évoque ensuite les orientations radicalement opposées entre "couloirs lestés" britanniques et "plats à barbe" américain puis le développement de chantiers en France en particulier dans la région de Nantes.

La navigation de plaisance à la voile, « le yachting », naît au Royaume-Uni dans les années 1810. Pendant une trentaine d’années ce nouveau sport ne dépasse pas les frontières du Royaume-Uni. Naturellement durant cette période ce sport naissant se structure, des architectes navals, des chantiers, des clubs nautiques s’installent et prospèrent sur un marché sans concurrence. Les débuts de la construction des yachts en Europe sont clairement marqués par la suprématie anglaise.

Aux USA l’intérêt pour la voile, concrétisé par la création du New York Yacht Club, n’apparaît que vers 1844. A l’opposé des certitudes établies par les Anglais, les « maîtres du yachting », selon lesquelles un yacht ne peut être qu’un quillard fortement lesté, à coque étroite, très étroite même, à fort tirant d’eau, des  « couloirs lestés », les Américains définissent des bateaux très larges, à dérive avec un volume de coque plus décalé vers l’arrière « des plats à barbe » pour reprendre le qualificatif dont ils sont affublés. Des chiffres pour illustrer ces différences de conception : une largeur de 1,37 m pour 10,67 m de longueur et un tirant d’eau de 2,44 m pour Coila (1885) alors par exemple qu’une goélette américaine de 14,9 m présente une largeur de 5,18 m pour un tirant d’eau de 1,5 m (Fanita). Ces deux conceptions opposées, « couloirs lestés », contre « plats à barbe », dogmes des architectures anglaise et américaine qui répondaient à des conditions de navigation très différentes sur les terrains de jeu respectifs de ces yachtsmen, côte Est des Etats-Unis bien protégée et côtes anglaises avec une mer plus dure,  vivront en parallèle jusqu’à ce que Le Royal Yacht Squadron organise en 1851 une régate dotée d’une coupe offerte par la Reine Victoria.

Une brèche dans les certitudes anglaises avait été ouverte en 1847 par un membre de la Société des Régates du Havre qui avait importé des USA un petit yacht, la Margot dessinée aux standards américains : dériveur de 8 m de long, 3 m de large, un tirant d’eau de 50 cm et une voilure démesurée. La Margot s’était imposée aux régates du Havre dès son arrivée. Le doute avait commencé à s’immiscer chez les yachtsmen français qui jusqu’alors étaient très orientés « couloirs lestés ».

Madge planFanita plan

UN COULOIR LESTE ET UN PLAT A BARBE : MAGDE (1879) ET FANITA (1880)

Madge voilure

Fanita voilure

A l’occasion de l’exposition universelle de Londres de 1851 des régates autour de l’ile de Wight sont organisées, dotées d’une coupe offerte par la Reine Victoria. C’est l’opportunité que saisissent des yachtsmen américains pour confronter dans une première régate internationale les deux concepts d’architecture navale. La goélette America qui traverse l’Atlantique pour l’occasion inflige dans leurs eaux une sérieuse défaite à ses 13 concurrents anglais, remettant en cause les grands principes de l’architecture anglaise. Un résultat très mal vécu par les Anglais qui le considèrent comme une humiliation nationale. Outre les coques en couloir lesté les voilures anglaises en « sac  dans la partie inférieure et en parachute  dans leur centre » sont également remises en cause après comparaison avec celles très plates de l’America qui lui permettent de mieux remonter au vent. La coupe de la Reine traverse donc l’Atlantique et ce pour de longues années. Les vainqueurs l’offrent au Yacht Club de New York contre l’engagement d’organiser un challenge perpétuel. Il se dispute toujours de nos jours sous le nom prestigieux de Coupe de l’America. Les Anglais auront l’occasion de laver l’affront au cours des régates suivantes courues des deux cotés de l’océan.

La goélette de 43 m Mohawk chavire en 1876 au mouillage et coule. Ce triste accident qui fait 4 morts met en évidence que le choix américain de privilégier la vitesse avec ses carènes plates sans lest de quille s’est fait au détriment de la sécurité. Les plans des années suivantes seront plus raisonnables. La greffe de l’augmentation de largeur sur les cutters anglais n’est que progressive, les excès de largeur et de lest sont reconnus néfastes.

Ce n’est qu’en 1838 qu’est créé le premier club nautique français, la Société des Régates du Havre, suivi en 1858 par le Cercle de la Voile de Paris, basé à Argenteuil. Pour l’anecdote, ce club, comme de nombreux autres, était exclusivement réservé aux hommes. C’était il y a longtemps ! Le CVP devient un haut lieu de rassemblement pour les petits voiliers. S’y développent les réputés clippers dits d’Argenteuil, voiliers ayant une surface de voile immodérée pour parer aux petits airs qui règnent sur la Seine, quelque chose comme 110 m² - plus que la grand voile de Farewell - pour un dériveur de 7 mètres. Ils sont d’une rare élégance et inspireront les impressionnistes au nombre desquels figure le peintre Gustave Caillebotte par ailleurs talentueux architecte naval. L’instabilité de ces voiliers impose d’être contrariée par un lest de sacs de sable placés au vent qui, au fil des virements de bord, doivent être changés de côté à l’instar de la solution retenue par les sandbaggers américains. Le matossage des water-ballasts des racers d’aujourd’hui n’est pas nouveau !

La construction de petits yachts en fer devient la spécialité de chantiers  nantais dès 1858. Parmi les quelques bateaux construits avec ce matériau : Iris et Arlequin à l’élégante étrave à guibre typique de l’architecture de cette période.

Arlequin

Médailles offertes par le Yacht Club de France gagnées aux régates de Nantes (1889) et Le Pellerin (1890)  par deux des voiliers construits en fer à Nantes Arlequin et Iris

Armorique construit en 1868 à Nantes est un bon exemple d’un cotre très fortement inspiré des plans américains (largeur de 3,8 mètres pour une longueur de 11,3 mètres et un tirant d’eau dérive haute de 1,1 mètre). Armorique pendant de longues années mouille à l’entrée du port du Pouliguen.

Armorique au Pouliguen

Armorique au sec dévoile sa carène inspirée des plans américains

L’hydrodynamique influence progressivement les dessins des coques. Les premiers essais en bassin de carène datent de 1874. En sortira notamment une loi selon laquelle toute partie immergée crée des frottements !… Les premiers règlements de jauge prendront en compte le frein que représentent les parties immergées et le moteur qu’est la voilure.

Herreshoff dessine le premier catamaran de plaisance cette même année 1874.

D’empirique la construction devient plus scientifique. Le modeller, héritier des traditions ancestrales qui travaille la demi-coque qui vaudra plan avec pour seuls outils rabot, ciseau et râpe, est progressivement remplacé par le designer à l’approche plus scientifique. En 1876 Dixon Kemp publie un ouvrage consacré à l’architecture navale : « Un traité sur l’application pratique des principes scientifiques sur lesquels est basé l’art de la conception des yachts »  qui remet en cause les idées reçues qui gouvernaient le monde très traditionnaliste de la navigation et leur oppose des principes à la rigueur scientifique. Depuis 1874 l’idée d’un lest placé en bas de quille avait été évoquée mais une masse placée aussi bas ne pouvait conduire qu’à un bateau qui roule beaucoup… Le lest extérieur apparait en 1876.

1876 c’est l’année de la construction du cotre de Jules Verne auquel il donne le nom de Saint Michel II, plan et construction français. Une remarquable réplique de ce cotre a été construite à Nantes en 2011. L’architecte naval pornichétin François Vivier en a finalisé les plans. C’est avec beaucoup de plaisir que nous croisons au large de la Grande Côte, ou dans d’autres eaux, cet élégant témoignage de la voile ancienne.Saint michel ii

Réplique de Saint Michel II

Longtemps la flotte des yachts français reste dominée par l’Angleterre. Les yachtsmen français prennent l’habitude d’arpenter les pontons des ports anglais pour choisir leurs voiliers. Buy but not build est un principe couramment appliqué : acheter un bateau qui a fait ses preuves plutôt que de se lancer dans l’aventure de l’inconnu de la construction. Dans ces conditions ils achètent leurs bateaux moins chers et dans une offre beaucoup plus large. Ce n’est pas de nature à favoriser l’émergence d’une profession d’architectes et l’implantation de chantiers en France.

Une tendance à l’inversion se dessine à partir de 1882 pour les petits yachts français qui, bien menés, commencent à s’imposer en régates.

Dans les colonnes du journal Le Yacht l’idée de prix de régate réservé aux yachts français, conçus et construits en France et menés par des équipages français, voit le jour. Ces prix seront effectivement organisés par certaines sociétés de régates et encouragés, abondés, par le Yacht Club de France.

Les flottes des voiliers « cruisers » dessinés pour la mer comme « racers » conçus pour la seule vitesse s’affrontent régulièrement lors des nombreuses régates organisées devant les ports de nos côtes ainsi qu’au large. Les architectes et chantiers français se font progressivement une place.

En 1885, 35 constructeurs de yachts sont recensés le long des côtes françaises.

L’allègement des coques dont la taille ne cesse de croître passe par des structures composites bois-acier. Membrures et varangues sont souvent réalisées en fer avec la contrepartie d’une oxydation qui risque de réduire la durée de vie du voilier. La découverte de l’aluminium autorise tous les espoirs d’une diminution de poids. Il est utilisé pour la première fois en France en 1893 pour la coque de Vendenesse, 17 mètres

Le plan anglais de Black Joke le cotre de 1891 qui vient de rejoindre le quai du Pouliguen, avec sa largeur de 2,2 mètres pour une coque de 8,05 mètres et un tirant d’eau de 1,4 mètre témoigne d’un compromis adopté pour les cutters.

A la fin du 19ème siècle la liste des Français talentueux qui se sont fait une place remarquée dans l’architecture navale est consistante : citons pour mémoire quelques noms parmi les plus anciens :  A.Godinet, J.Guédon, L. Moissenet, Gustave Caillebotte, H.E. Fouché, fondateur de l’important chantier naval éponyme de Nantes, Talma Bertrand installé à Paimboeuf, Maurice Chevreux et son Mouquette dont le lest en plomb représentait les 7/10èmes du poids du bateau, A Godinet, H Giudicelli, Joseph Guédon.

La navigation de plaisance à la voile n’est pas réservée à des privilégiés. A côté de leurs grands yachts naviguent des bateaux modestes qui s’affrontent souvent en régate avec les bateaux de pêche. Les premières régates sont effectivement ouvertes à ces derniers. Il arrive que leur vitesse surprenne les yachtsmen. Leurs coques sont pourvues d’une bonne voilure dans le but d’arriver en tête à quai et ainsi vendre plus cher le fruit de la journée de travail.

« C’est dans la classe des gens à très petite aisance qu’elle cherche des recrues pour le yachting en leur facilitant, au point de vue pécuniaire, la pratique de ce sport » lit-on dans le journal Le Yacht du 28 mars 1891 à propos de l’action de la Société Nautique de Lorient. La SNL qui regroupe depuis sa création en 1872 une flotte de voiliers mesurés lance en 1891 le projet Morbihan sur la base d’un plan de voilier peu coûteux de 4,12 mètres tracé par l’ingénieur Moissenet. Construction sur moule, imaginée pour être à la portée d’un amateur. Le plan est fourni gratuitement et le moule prêté à titre gracieux. Le marin en choisit la voilure et peut adjoindre à la coque une « boîte à dérive ». La taille de ces voiliers autorise leur transport par train. Cette initiative de lancement d’une série, à priori une première en France, aura un relatif succès puisque des Morbihan seront construits à Lorient, Lille, Nantes, Arcachon, Marseille et sur la Seine.

Morbihan plan

Construit en 1906 et financé par un syndicat breton pour reprendre aux Allemands la coupe de France que ceux ci venaient de gagner, le racer Ar Men dessiné par le talentueux architecte de Paimboeuf Talma Bertrand est représentatif de l’élégance des yachts de l’époque.

En 1906 est établie la définition d’une jauge internationale (JI) choisie pour faciliter le classement des régates des quillards de course. Elle définit 9 classes. La jauge dans ce cas n’est pas une monotypie, elle fixe un cadre au plan du bateau et donne la possibilité à l’architecte de s’exprimer sans toutefois lui permettre beaucoup d’initiatives. Aile VI le 8m JI habitué des régates de la baie du Pouliguen et à la barre duquel Virginie Herriot a remporté les jeux olympiques de 1928 répond à cette jauge comme le 12m JI France qui nous a également fait le plaisir de quelques jours dans nos eaux.

Beaucoup plus tard, dans les années 1950, arrive le bouleversement que déclenche l’utilisation du contreplaqué. Il conduit à drastiquement réduire le coût des coques, atout important pour populariser la voile légère. Des chantiers s’organisent pour travailler en série. Le Vaurien sera construit à 37 000 exemplaires et le Corsaire avec son programme de croisière à quatre (dans une coque de 5,5 mètres !), à 4 500 exemplaires. Pedro le Mirror qui participe aux rassemblements Quai des Voiles, a eu, répartis dans le monde entier, 70 000 frères.  Par ailleurs le contreplaqué met la construction à la portée d’un amateur averti. La légèreté des coques ainsi construites explique le choix de ce matériau par Eric Tabarly pour le ketch qu’il construit pour sa Transat victorieuse de 1964. Quelques chantiers maîtrisent la réalisation de coques en forme à partir de plaques de contreplaqué ployées permettant de s’affranchir de la contrainte des bouchains vifs. Gouteron à La Baule en était un expert pour sa gamme de Simoun qui s’étendait jusqu’à 8 mètres.

Après le contreplaqué sont adoptés le ferro-ciment, l’aluminium, l’acier, les résines synthétiques, renforcées fibre de verre, fibre de carbone, fibre de lin… Les remarquables propriétés mécaniques de la fibre de carbone tant pour les coques que pour les voiles et la maîtrise des ingénieurs dans la conception des foils permettent aujourd’hui de sortir de l’eau des bateaux de près de 10 tonnes et de les faire voler à des vitesses jamais imaginées. C’est le nouveau bouleversement que nous vivons.

Patrick Vuillefroy, novembre 2024

Societe des regates du pouliguen

Guidon de la Société des Régates du Pouliguen

 

 

Bibliographie

  • Le Yacht, Histoire de la Navigation Maritime de Plaisance, Philippe Daryl (Paul Duval éditeur, 1890)
  • Les Chasseurs de Futurs 1870-1914, Daniel Charles (EMOM 1991)
  • Journal Le Yacht
  • Voiles de Plaisance en France, François Puget (Le Télégramme, 2013)
  • C’était au Temps des Yachtsmen, Jack Grout (Gallimard 1978)
  • Le Yachting, Clerc Rampal et Fernand Forest (Pierre Lafitte 1912)
  • Architecture et Construction du Yacht, Louis Moissenet (Librairie Polytechnique, 1896)
  • American and British Yacht Desings, François Chevalier et Jacques  Taglang (auteurs et éditeurs, 1992)

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Commentaires

  • E. C, Beer

    1 E. C, Beer Le 06/11/2024

    Merci de nous remémorer les grandes pages de l'histoire du yachting.
    Je suis l'heureux possesseur d'une sèrie de revues anéricaines " The rudder * allant de janvier à décembre 1903 que j'ai fait relier.
    Ces revues sont un vrai régal pour les yeux, elle font voir non seulement un foule de photos d'époque inédites, mais également des plans des nouveautés de l'époque ainsi que, étonnament, une partie historique, en remontant aux racines du yachting, avec gravures, photos et plans.
    La coupe de l'America n'a donc plus de secret pour moi dans ses premières heures, y compris le dématage de Shamrock III.
    Le livre comporte aussi une foule d'images et de plans de bateaux plus humbles, allant de l'annexe au 35 pieds en passant par une sèécialité américaine, les catboats.
    C'était donc un plaisir de vous lire et voir ces images du début du yaxhting en France

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