Les débuts du yachting en France - La jauge des yachts

Le 09/12/2024 0

Dans ce 3ème et dernier volet sur les débuts du yachting en France, Patrick Vuillefroy nous raconte comment le calcul de la jauge des voiliers a évolué depuis la fin du XIXè siècle. Vous y trouverez, comme toujours, des références à l'histoire locale. A vos calculettes ou règles à calcul !

La jauge des yachts (3/3)

Lorsque naît le yachting, chaque voilier est unique. Il faut attendre 1891 pour que soit lancée une première tentative de monotype par la Société Nautique de Lorient avec le Morbihan. Les yachtsmen réalisent évidemment rapidement que pour rendre équitable la compétition entre leurs bateaux très différents, il est nécessaire d’édicter un règlement prenant en compte leurs caractéristiques. La division en classes basées sur la seule longueur faisant abstraction de tout autre paramètre régit le classement des premières régates. Ce seul critère s’avère inévitablement insuffisant d’autant plus que chaque société nautique fait son propre choix pour mesurer la longueur : sur le pont, à la flottaison, à hauteur de la quille...

D’autres paramètres viennent rapidement s’immiscer dans la réflexion : largeur, tirant d’eau, voilure… Un grand désordre s’installe, chaque société intégrant dans ses règles de course et de jauge le résultat de la cogitation de ses propres éminents scientifiques. Il est en effet plus que compliqué de pondérer objectivement chacun de ces paramètres.

La multiplicité des jauges qui ont été établies au long des années en est la démonstration. Cette dispersion est peu propice au développement du sport et d’une architecture navale française. Le Yacht Club de France tient alors son rôle de fédérateur.

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Le classement qui suit tente de clarifier une notion peu évidente, celle de jauge :

Aux extrêmes de la notion de jauge on trouve :

- la monotypie stricte : les bateaux sont identiques, le classement des arrivées correspond au classement final. La quasi-totalité des dériveurs de la voile légère d’aujourd’hui rentrent dans cette catégorie. Par chauvinisme, citons, dans une foultitude d’exemples, la série des SL de l’architecte pouliguennais Yves Loday dont est largement pourvue l’école de voile Daniel Gilard du Pouliguen. Le SL 16 a été choisi en 2008 par l’International Sailing Federation (ISAF) comme support du Mondial Junior.

- les bateaux construits « à l’unité ». Dans ce cas il est nécessaire de procéder à la mesure des points définis par la jauge. Après application de la formule de jauge, on tire un coefficient, allégeance ou rating, à partir duquel se calcule le temps compensé. Dans ce cas, le voilier ayant franchi la ligne d’arrivée en tête n’est pas forcément le premier, compliqué à comprendre pour le spectateur profane ! La très grande majorité des bateaux destinés à la course au large sont rangés dans cette catégorie. Les jauges correspondantes récentes sont celles du RORC, de l’IOR, de l’IRC…

- Entre ces deux extrêmes existent des jauges plus ou moins ouvertes : des jauges à restrictions qui ne contraignent que sur certaines caractéristiques mais peuvent conduire à des voiliers très différents. Un exemple extrême est la jauge du petit dériveur Moth qui en ne définissant que longueur, largeur et  surface de voilure maxima permet d’aller très loin dans la conception (photos ci-jointes). Le SNO de Nantes retiendra un plan qui permettra à une petite série, le Moth Nantais, de se développer.

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Le yachting français vivra longtemps sous l’hégémonie anglaise : 70 % des nouveaux yachts immatriculés en France en 1890 ont été achetés en Angleterre. Il devient nécessaire d’encourager une architecture et une construction françaises pour la plaisance. Pour y contribuer, le YCF autorise dans son règlement les sociétés nautiques à décerner lors des régates qu’il parraine, des prix réservés aux yachts français ou de construction française.

Chez nos voisins anglais, la jauge de 1880 qui remplace celle de 1878 pénalise plus que jamais la largeur et ne tient pas compte du tirant d’eau. Elle pousse à dessiner des bateaux étroits et profonds, des « planches sur la tranche ».

Il faudra attendre le congrès de 1886 qu’organise le Yacht Club de France et auquel sont conviées toutes les sociétés nautiques, pour qu’une unification des règles de courses françaises soit proposée. Les excès architecturaux portés par les écoles anglaise et américaine vont y trouver leurs limites.

 

Ces premières règles nationales introduisent le facteur périmètre par la mesure simple de la chaîne sous quille (longueur d’une chaîne passée perpendiculairement à l’axe du bateau). La chaîne donne la mesure cumulée de la largeur et de la profondeur de quille, deux facteurs de stabilité. Les règles de cette nouvelle jauge tenant compte de la longueur à la flottaison, du maître bau et de la chaîne seront encore pendant de longues années discutées et amendées puis totalement refondues.

La jauge de l’Union des Yachts Français de 1892 (jauge qui a pris le nom de son défenseur, Godinet) prend en compte longueur, voilure et déplacement. Pour la première fois en France, une jauge intègre, à la fois, le frein (le volume de la coque) et le moteur (la surface de voilure). Elle assure une bonne protection de la construction française face à l’Angleterre. La longueur est mesurée à la flottaison. Guibre et voûte sont exclues si la somme de leur longueur ne dépasse pas la moitié de celle de la flottaison. Cette jauge, jugée sage par nos voisins, est adoptée par de nombreux pays européens.

Elle explique l’essor de la voile française des années suivantes (doublement des régates, des participants et des prix entre 1893 et 1901) mais qui sera brutalement stoppé par les choix introduits dans la jauge qui la remplacera en 1901.

La jauge de 1892 sera remplacée par la formule Méran au congrès de l’UYF de mai 1899.

Une nouvelle jauge française votée en 1901 provoque une hécatombe parmi les bateaux légers issus de la jauge de 1892 inadaptables à la nouvelle jauge. Elle favorise les bateaux lourds, plus étroits, moins rapides et proches des bateaux anglais. L’abandon de la voile par de grands régatiers au profit de bateaux à moteur à explosion semble la conséquence de l’application de cette nouvelle jauge. Les courbes présentant les départs de régate sont assez claires quant à la fin de la belle croissance de cette activité en 1900. Les différentes jauges qui se succèdent, et se succèderont, ont en effet des conséquences économiques notables sur les voiliers de course.

En rupture totale avec la jauge nationale, l’architecte-peintre Caillebotte impose sur la Seine la jauge à la voilure. Seule contrainte une voilure de 30 m2 maximum. La série correspondante disparaît au décès du peintre en 1894.

En 1906 au congrès de Londres dont les travaux visaient la création d’une jauge internationale, la position française, mal défendue, n’est pas retenue. La proposition d’une jauge qui restreint la liberté de l’architecte définit les spécifications de la construction et conduit à des bateaux exagérément lourds et chers, est adoptée et devient jauge internationale et doit rester en vigueur jusqu’à fin 1917.

12 avr 1906 4 copie

L = longueur en unités linéaires.

B = bau (ou largeur)

G = chaîne, ou longueur d'un filin passant sous la quille, à l'endroit du yacht où cette mesure est la plus grande, moins deux fois le franc-bord au même emplacement.

d = Différence entre le contour du yacht, obtenu en suivant les formes, et la longueur de la chaine.

S = Surface totale de la voilure.

F = franc-bord, hauteur du yacht au dessus de l'eau.

jauge internationale de 1906

Le résultat de cette équation est exprimé en « mètres » et place le bateau dans une des 9 classes définies, les classes « métriques » : 5m JI, 6m JI, 8m JI etc. puis, plus tard, en 1949, sera ajoutée la classe des 5,5m JI. Il faut juste comprendre qu’un 8 mètres JI par exemple a une longueur d’environ 14 mètres. Merci pour nos apprentis marins, pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué !

Ce fastidieux enchaînement de formules – juste évoqué en évitant le supplice supplémentaire des formules… –  permet d’approcher doucement d’une forme de vérité sauf que force et direction du vent ne sont pas prises en charge… une tentative pour les intégrer avait vu le jour pour la course organisée en 1893 par la Société des Régates de L’Ile-Tudy à l’initiative de son dynamique président, vice-président du YCF. A partir des prévisions météorologiques et des classements de la première journée, avant la seconde épreuve, il a recalculé les allégeances en y intégrant ce paramètre. Dahud a perdu, avec ce mode de calcul, la victoire que lui aurait donnée un classement basé sur les tables d’allégeance en vigueur. Les responsables de cette décision expliquent leur choix dans les colonnes du journal Le Yacht du 12 août. Ils ont établi un tableau complexe tenant compte pour chaque bord du parcours de la direction du vent et de sa force (« brise à deux ris »). Cette méthode irréaliste dans sa mise en œuvre relevait cependant d’une rigueur indiscutable. La jauge Swiss Rating System de 2012 instituée pour les lacs suisses en reprend partiellement l’idée en attribuant des ratings différents pour trois plages de force de vent.

Face à la jauge de 1906 jugée néfaste au développement du yachting français, le Cercle de la Voile de Paris, en marge de la jauge internationale, lance une nouvelle série, des voiliers simples, pas chers, la série des 6,5 mètres (longueur effective). Ils sont transportables par chemin de fer ceci dans le but de faciliter les rassemblements de flottes. Elle sera surnommée « série chemin de fer » et reconnue par le YCF comme série nationale.

La jauge des 12m Cruisers Racers (longueur effective autour de 18 mètres) est édifiée en 1949. Son  règlement s’étend sur 24 pages pour définir avec précision des yachts habitables, solidement construits respectant les spécifications du Lloyd’s. En France seulement deux bateaux seront élaborés suivant cette jauge dont Hallali appartenant à Franck Guillet, considéré comme l’un des chefs - d’œuvre de son architecte Eugène Cornu. Après son admirable restauration, sa participation aux régates des Voiles de Légende dans la baie nous a permis d’admirer la pureté de sa ligne.

Comme déjà écrit cette valse des jauges trouve son origine dans la très grande difficulté à établir une formule équitable. Il faut de plus établir une rédaction très précise, la plus exhaustive possible, pour éviter les trous de jauge, ceux qu’Eric Tabarly, fin lecteur des règlements, s’est fait plus tard une spécialité de détecter et d’utiliser. Pour le « III » il adopte un gréement de goélette avec wishbone qui lui permet de hisser dès les allures de travers une immense misaine à bordure libre, et accessoirement contribue à lui faire gagner toutes les courses de la saison 1967. Pour le Pen Duick VI une quille en uranium, densité 19kg par litre vs 11kg par litre pour le plomb (écart que réduit cependant le revêtement polyester nécessaire). Inutile de rappeler que les règlements anglo-saxons qui géraient ces courses ont été immédiatement modifiés, forte pénalisation des gréements de goélette, interdiction de l’utilisation de l’uranium appauvri.

Les 12m de la Jauge Internationale ont été le support des coupes de l’America de 1958 à 1987. Les 5,5 m JI, ont animé les jeux olympiques de 1952 à 1968. Leurs rassemblements au Pouliguen dans les années 1960 offraient à la foule dense massée en fin d’après midi le long du garde-corps du quai, alors accessible sur toute sa longueur, un élégant spectacle, celui de leurs retours au port le plus souvent en tirant des bords et en arrivant sur l’erre au ponton. Notre précieux passeur Alexis Le Callo, avec sa seule godille, se frayait calmement un passage dans cette meute en se jouant de l’intense courant que nous connaissons.

Le retour des 5,5m JI dans le port du Pouliguen dans les années 1960

C’est un spectacle équivalent que nous offrent les rassemblements de dragons (un monotype international) lorsqu’ils rentrent au port ou le quittent en profitant d’un vent de secteur nord pour hisser leur spi dès les amarres larguées du ponton.

Souhaitons que les clubs locaux, appuyés par les élus, nous offrent longtemps le plaisir de ces rassemblements.

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Ces souvenirs photographiques marquent la fin de cette évocation succincte des débuts du yachting qui a fait l’objet de quatre articles récents publiés sur le blog. Ils se veulent complément des présentations des mardis soir de notre association. Le format choisi volontairement réduit laisse, au moins au rédacteur, un sentiment de frustration… que les lecteurs de Quai des Voiles peuvent corriger en choisissant dans les bibliographies présentées un document qui développe l’un ou l’autre des thèmes qui aurait retenu leur attention.

Patrick Vuillefroy, le 12 décembre 2024.

Bibliographie

  • Annuaire du Yacht, 1900  (librairie nautique de la revue Le Yacht),
  • Annuaire de l’Union des Yachts Français, 1896  (réédition par Elibron Clasics Replica, 2006)
  • Dictionnaire de la Mer, Jean Merrien, 1963 (Robert Laffont)
  • Le Yacht, Philippe Daryl, 1890 (Paul Duval éditeur)
  • Le Yachting, Clerc Rampal et Fernand Forest 1912 (Pierre Lafitte)
  • Le Yacht Club de France 1867-1917, 1920 (Villain et Bar)
  • Les peintres de Marines Denis-Michel Boël , 2016 (éditions Ouest France)
  • Journal Le Yacht
  • Journal Navigazette
  • Journal Yachting Gazette
  • Les Cahiers du Bassin, Noël Gruet.
  • Archives Départementales du Morbihan (journaux)
  • Construis toi-même ton Moth,  Georges Thierry, 1945 (Editions géographiques maritimes et coloniales)
  • America’s Cup Yacht Designs, François Chevalier et Jacques Taglang, 1987 (auteurs et éditeurs)
  • Les Géants de la Voile, F. et K. Beken, 1968 (Arthaud)
  • Règles et Usages concernant l’Etiquette Navale, YCF , 1928 (édité par le Yacht Club de France)
  • Le livre bleu du Yacht Club de France, 2012 (édité par le YCF avec le soutien du groupe Total)

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